Andrée Yanacopoulo Prendre acte

 Mémoires d’une lucide

De Tunis à Montréal, en passant par la France et la Martinique, Andrée Yanacopoulo nous offre dans ses mémoires le parcours d’une femme en quête de connaissance et de vérité. Un parcours profondément marqué par une rencontre fulgurante, celle d’Hubert Aquin, à qui elle dira : « Tu m’auras construite autant que détruite. »

Beaucoup de gens qui ont vu le documentaire Deux épisodes dans la vie d’Hubert Aquin de Jacques Godbout, réalisé en 1979, ont été déstabilisés par le témoignage d’Andrée Yanacopoulo, sa conjointe. 

Son récit détaillé et sans filtre des derniers jours de l’auteur du célèbre roman Prochain épisode, qui s’est suicidé en 1977, a semblé froid, voire clinique pour certains. Ceux qui liront Prendre acte, ses mémoires, comprendront mieux le lien intense qui unissait ces deux êtres d’une lucidité presque… hallucinante. Un couple mythique ? « Jacques Godbout m’a dit ça un jour. Je lui ai répondu : ‟ Tu rêves ! ” »

S’illusionner, se raconter des histoires, très peu pour elle. D’ailleurs, elle le souligne, elle n’est pas romancière. Nous lui devons des essais, notamment Signé Hubert Aquin en collaboration avec Gordon Sheppard et Hans Selye ou la cathédrale du stress, ainsi que des biographies sur Henri F. Elleberger et le couple Michel Chartrand et Simonne Monet-Chartrand.

Ce qui domine chez elle est l’esprit scientifique – elle admire Marie Curie –, sa formation en médecine ayant été déterminante dans sa vision du monde. « À défaut de mieux, voir clair est déjà en soi une consolation, donc une victoire remportée sur les difficultés de la vie », lit-on dans Prendre acte. « En tout cas, moi, ça me rassure, dit-elle en entrevue. C’est important pour moi de comprendre. Souvent, les choses sont indépendantes de notre volonté, on ne peut rien, mais si on arrive à comprendre comment ça fonctionne, il me semble qu’on se sent mieux. »

Andrée Yanacopoulo a écrit ses mémoires d’abord pour ses enfants. Une idée qui lui est venue lorsque sa fille lui a demandé si elle était née à Tunis ou en France. « Je me suis dit que c’était grave si ma fille ne savait pas où j’étais née ! Si j’écris mes mémoires, au moins, je leur donnerai quelques tranches d'une vie de laquelle ils ont été éloignés par la force des choses. »

Elle écrit être venue au monde « étonnée », un terme médical pour désigner les bébés qui naissent inconscients et qu’il faut gifler pour réveiller. C’était en 1927 à Tunis, alors protectorat français. Père d’origine grecque, mère « française de France » pour qui elle a des mots assez durs, lui reprochant de lui avoir donné une enfance « desséchée ». « Pour elle, explique-t-elle, il n’y avait qu’un truc qui comptait et c’était la France. Elle crachait sur la famille de mon père, c’est pour ça que je dis que nous avons été coupés de notre passé. »

Mais elle ne s’étend pas trop là-dessus dans ses mémoires, n’ayant en fait qu’un grand souci de franchise. On y découvre surtout une fillette qui a un immense désir d’apprendre – elle insiste pour aller à l’école malgré les bombardements pendant la Seconde Guerre. « J’ai essayé d’être le plus juste possible dans tous les sens du terme. Il faut être correct. Je fais exprès dans mon livre, je ne fais de jugement que sur les morts. Pas les vivants. »

LE QUÉBEC ET HUBERT

Un premier mariage plus ou moins heureux, qui lui aura donné trois enfants, des années plutôt magiques en Martinique, où son mari avait un poste, avant de déménager à Montréal dans ces années 60 qui allaient être explosives.

Fascinée par l’ethnopsychiatrie, et sans savoir dans quoi elle met le pied dans ce Québec déchiré, elle travaille à une recherche sur la dépression chez les Canadiens français, puis une thèse sur le suicide à Montréal. Sujet qui fascinera Hubert Aquin lors d’une première rencontre où ils discuteront longuement.

« Ça a tout de suite cliqué, se souvient-elle. Le lendemain, il m’apportait un texte : La fatigue culturelle du Canada français. »

Une bonne partie des mémoires d’Andrée Yanacopoulo sont consacrées à sa vie « pendant et après Hubert », qui lui aura apporté autant de bonheur que de tristesse, ainsi qu’un fils, Emmanuel. « Quand j’ai rencontré Hubert, j’étais encore une femme soumise. Je ne parlais pas beaucoup, j’étais timide. Hubert m’a appris à être vraiment moi-même, à trouver que les femmes étaient les égales des hommes. Il m’a construite en cela. Intellectuellement, je n’avais pas attendu, mais malgré tout, être au contact d’un esprit comme le sien, ça ne peut qu’être vivifiant. Mais à partir du jour où il a décidé qu’il allait se tuer, il m’a détruite. »

C’est ironique, nous faisons cette entrevue le Jour international de la prévention du suicide. Mais est-ce vraiment possible de sauver quelqu’un de lui même ? « J’ai tout fait pour l’en empêcher. Et j’ai horreur de ça quand on dit qu’il s’est suicidé parce qu’il était déprimé. C’est faux. Hubert était déprimé de naissance, il me disait : ‟ J’aurais préféré ne pas naître. ” » Est-ce qu’on peut appeler ça de la dépression ? Je ne suis pas d’accord. »

Mais le deuil d’Aquin ne se fait pas, seulement le deuil d’elle avec lui. La seule façon de surmonter l’épreuve : le travail, l’activité, et une existence libre qu’elle enviait aux hommes quand elle était jeune. « La vie est toujours imprévisible. Parfois, elle vous tend ce que vous croyez des pièges, qui sont des pièges, mais qui ont un double ressort, à la fois négatif et positif, et il faut savoir assumer les deux. »

Née « étonnée », né « déprimé » ; dans son extrême lucidité, Andrée Yanacopoulo était sûrement la meilleure personne pour accepter Hubert Aquin tel qu’il était. Elle qui écrit que « le futur est sa seule nostalgie » aimerait, au contraire d’Aquin, vivre éternellement. « Oui, parce que je voudrais voir comment devient le monde. Vous savez, Hubert et moi, ça se complète. Le plus difficile à comprendre, concernant Hubert, était que je ne comprenais pas qu’il ne soit pas intéressé par ce qui va se passer. »

Extrait

Prendre acte, Andrée Yanacopoulo

« Quoi qu’il en soit, le suicide dérange. J’ai dû insister à Radio-Canada afin que la disparition d’Hubert ne soit pas euphémisée, qu’elle soit bien annoncée pour ce qu’elle était : ‟ Vous n’avez pas le droit de lui enlever sa mort ” », argumentai-je.

Au collège, les collègues rasaient les murs lorsqu’ils me croisaient. Je devais par la suite le constater : que des êtres aspirent à mourir comme d’autres aspirent à vivre, avec passion et détermination, c’est là, déjà, une évidence bouleversante ; mais que de tels êtres rencontrent pour se réaliser compréhension et complicité, alors s’installent le malaise, l’inquiétude, la panique. »

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